Devant les questions posées actuellement par le soin, l'attention portée aux autres, il est intéressant de s'intéresser au travail et à l'éthique du care. Ce travail et cette éthique sont présents dans toutes les activités où la relation à l'autre nécessite, non pas une aptitude particulière, mais de réaliser une activité. Cette activité se réalise selon une éthique, des valeurs particulières qui sont toujours singulières car adossées à des situations toujours différentes.
Dans le champs particulier du soin, la logique gestionnaire actuelle ampute le travail du care des soignants. Cette amputation produit deux effets essentiels. D'une part la sensation pour les professionnels de devenir "maltraitants", le geste technique dépourvu de sa dimension humaine est vécu comme violent. Cette sensation produit une souffrance éthique. D'autre part, le soin perd de sa qualité car il ne peut se limiter à sa dimension technique. Ainsi, une aide-soignante qui ne peut plus parler à une personne âgée lors d'une toilette car elle n'a pas le temps, intensifie la solitude de la personne. En psychiatrie, on peut voir également des situations de décompensations qui interpellent le personnel soignant sur la question de l'accueil et de la relation à celui qui adresse une souffrance aiguë.
La travail du care est donc central dans la relation soignante, elle en est l'élément humain, la part qui permet de rendre la maladie plus supportable.
Mais qu'est ce que le travail du care ?
A l’origine de ce concept de care, se trouvent les travaux effectués dans les années 80 par Carol Gilligan. Ces travaux en psychologie du développement mettent en avant un biais androcentré dans les enquêtes réalisées sur la question de la morale. A partir de travaux auprès de petites filles et de femmes, Gilligan met en avant une « voix morale différente » fondée non pas sur les critères de la loi et de l’impartialité, comme c’est le cas pour l’éthique de la justice, mais sur des critères relationnels et contextuels. (Molinier, 2010). Par la suite Joan Tronto a démontré que cette « voix différente » n’était pas exclusivement féminine mais désignait la voix de ceux, mais plus souvent de celles « dont l’expérience morale est fondée dans les activités qui consistent à s’occuper des autres » (Molinier, 2010). La thèse développée par Molinier (2010) est que cette « voix différente », n’est pas l’expression d’une « nature » mais s’inscrit dans une « activité ». Molinier (2010) ajoute que ce care répond également à une organisation divisée du travail de soin et que toutes les femmes ne sont pas concernées de la même façon par le care. Le travail du care, place le souci des autres en son centre et plus largement dans les activités de service, car servir c’est « prêter attention » (Molinier, 2010).
Mais au fond, comment définir le travail du care ? Lors d’une intervention dans un service de gériatrie, Pascale Molinier perçoit que le travail des aides-soignantes s’inscrit dans le fait de « faire devenir l’autre comme sujet, comme semblable ». (Molinier, 2010). Cette définition provient de l’analyse de l’activité avec des aides-soignantes. Pascale Molinier (2010) définit les caractéristiques théoriques du travail du care, de la manière suivante :
- Le care comme gentleness : c’est une réponse apportée à l’autre suivant les circonstances, c’est aussi une responsabilité du fait de son travail et qui va trouver une résolution par le travail. Le care est par définition, un geste ou une façon de faire (ou de ne pas faire) ajustés ou accordés au besoin du destinataire (Molinier 2010).
- Le care comme savoir-faire discret : Le travail bien fait se caractérise par le fait qu’il ne se voit pas. Ce savoir-faire discret est souvent perçu par son destinataire comme de la gentillesse, de l’empathie, de la douceur. Derrière ces représentations de l’activité par le destinataire, il y a tout un travail de la part du travailleur du care. Le care désigne le travail bien fait ne se résumant pas à une expertise particulière ou à une technique, mais à ce supplément du care, qui rend la relation de dépendance supportable et le service réellement efficace (Molinier 2010).
- Le care comme sale boulot : le travail du care se trouve en lien avec des activités qui mettent parfois ceux qui le font face à des aspects pouvant provoquer du dégout comme c’est le cas pour les aides-soignantes. Il est sans doute désagréable d’avoir à annoncer à la famille la mort d’un proche et on peut imaginer qu’il est plus facile de se dérober à cette tâche. Il faudra bien que quelqu’un le fasse, ce quelqu’un c’est, comme le nomme Pascale Molinier, « celui qui ne peut pas ne pas ». Cette personne n’est pas pour autant plus attentionnée, ni moins indifférente. Molinier (2010) insiste sur le fait que les travailleurs ou les travailleuses du care, ne sont pas exceptionnels, ils sont ambivalents, défensifs, tiraillés par des contradictions,des conflits entre leur intérêt propre et celui des autres. Le sale boulot c’est ce que l’on voudrait éviter mais qu’il est nécessaire de faire.
- Le care comme travail inestimable : Ce travail est investi par ceux qui le réalisent alors qu’il fait l’objet d’une faible considération sociale. L’inestimable est lié à la conception de cette qualité faite par Jean Oury, dans la mesure où il ne se mesure pas par les méthodes de la gestion. Comment mesurer un sourire, une présence ? Cette valeur qui n’a pas de prix peut être dévalorisée par l’organisation du travail. A ce titre, cet invisible qu’est l’inestimable peut se transformer en care empêché au profit d’activités plus valorisées et objectivées. Ce care empêché compte tenu des sentiments ambivalents dans la relation d’aide, peut se dégrader dans la jouissance du pouvoir exercée sur la personne dépendante ou dans la violence.
- Le care comme récit éthique : Pascale Molinier (2010) parle pour désigner cet aspect d’une intervention qu’elle a réalisé en 2009 en Colombie auprès de femmes de ménage. Ce qui motive ces femmes n’est pas guidé par un discours moral ou lié à l’amour, c’est seulement qu’elles ne peuvent pas ne pas. Il y a un discours qui est traversé par l’angoisse de ne plus pouvoir prendre soin de ceux qui dépendent d’elles. Pascale Molinier (2010) voit dans cette narration l’imbrication des dimensions personnelles et professionnelles et leurs mises en relation. Ces récits qui relèvent de l’éthique du care remettent en question pour ces femmes l’idée qu’il y aurait deux sphères psychologiques étanches, clivées, « travail » et « vie personnelle ».
Ce qui intéresse Pascale Molinier (2013) c’est de sortir des positions moralisatrices et naturalistes pour s’intéresser aux conditions concrètes des activités du care et rendre visible ce travail caractérisé par ses savoir-faire discrets. Le travail du care comprend deux dimensions principales, l’une est constituée par les pratiques matérielles et l’autre par les pratiques émotionnelles, toutes deux en lien avec le travail du « prendre soin ». Ce travail du care s’inscrit dans un savoir pratique qui résiste à la professionnalisation. S’inscrivant dans une démarche de clinique du travail, Pascale Molinier (2013) s’intéresse aux activités de soignantes dans un EHPAD. Lors de cette étude, elle distingue trois processus mis en œuvre par les soignantes afin de s’occuper des personnes âgées. Tout d’abord, elles installent la relation dans le registre de la familiarité considérant le patient comme un parent. Ensuite, elles naturalisent l’éthique dont elles font preuve par des arguments d’évidence (ça va de soi). Enfin elles s’identifient au patient afin de mieux entrer en relation, de mieux comprendre et d’entrer en empathie. Il s’agit pour les soignantes « d’aimer les patients » ou de « travailler avec son cœur » (Molinier, 2013, p.143).
Il est fait mention également d’un registre langagier spécifique pour aborder le travail du care. Reprenant les propos de Sandra Laugier, Pascale Molinier (2013) indique qu’il existe un « déficit sémantique » pour parler du travail du care. Cette spécificité se traduit par l’utilisation d’un « idiome familiale » pour traduire l’activité de prendre soin. Ce registre est considéré comme inapproprié et non professionnel par les hiérarchies des établissements de soin. Ce langage particulier est pourtant une référence à une éthique, un idéal représenté par la famille. De plus, la grammaire médicalisée de l’attention aux autres s’accroit et les questions posées par le travail du care ne peuvent se réduire à cette médicalisation des récits du prendre soin. De ce fait, la justesse des pratiques « du bon geste, du geste juste », ne peut pas être mise en discussion. Nous voyons ici, dans cette confrontation à la grammaire médicalisée, la nécessité d’y opposer une grammaire du care. De plus, les pratiques sont individualisées et ne peuvent s’inscrire dans des protocoles reproductibles. Les dilemmes moraux constitutifs des décisions prises sont nombreux et ils n’apparaissent pas dans le travail réalisé. Enfin le langage adressé par les professionnels du care comme langage de transmission du savoir est l’anecdote, souvent échangée de manière informelle (Molinier, 2013). Ces anecdotes constituent une réelle intelligence au travail, une métis rusée, une expérience transformée, « corporéisée » par l’expérience du travail. C’est le faire qui transforme cette intelligence en pratiques singulières.
Ce langage particulier du travail du care rend son expression difficile et voile toute la complexité du travail réel. L’utilisation de l’anecdote ou de l’idiome familial permet de parler simplement et directement du travail. Il y a donc dans ce langage, un savoir qui est véhiculé et qui peut ouvrir une porte sur les pratiques professionnelles. Pour Pascale Molinier (2013), il faut s’intéresser à ce langage, qui loin de démontrer un manque de distance, parle de savoirs singuliers. Le langage familial prend le relai du discours savant, mais pour autant rappelle Pascale Molinier (2013), les assistantes sociales, par exemple, sont bien placées pour savoir que la famille n’est pas le lieu de la morale. Il faut essayer de comprendre ce langage qui trouve des analogies dans les liens familiaux et qui ne se suffit pas d’un discours technique qui constituerait un obstacle à la mise en récit des pratiques du care. Pour Pascale Molinier (2013), il semble essentiel de cesser de dévaloriser ces narrations et d’en faire un vrai discours relatif au travail et à l’éthique. Pascale Molinier (2013) affirme que la relation dans le travail du care est colorée des mêmes affects que dans toutes les relations. Les affects dans la relation du travail du care sont peut-être plus intenses dans la mesure où les personnes peuvent être difficiles ou opposantes.
Ce travail si singulier est bien un travail. Molinier (2013) précise que pour se soucier des autres, ce ne sont pas tant les capacités individuelles ni psychologiques qui comptent mais bien une capacité collective. Ce travail du care, ne peut se réaliser sans les conditions sociales et collectives nécessaires. De même ces conditions sociales et collectives nécessitent d’être pensées à l’aune des pratiques et savoir-faire discrets du travail du care.
Comme nous pouvons le voir, le travail du care place en son centre la question du soin et dépasse les positions objectivantes ou uniquement médicalisée de la souffrance et de la maladie. Cette perspective rejoint celle de Donald Winnicott qui ne pouvait concevoir un soin qui ne soit pas conçu comme l'interaction d'un cure et d'un care.
Molinier, P. (2010). Au-delà de la féminité et du maternel, le travail du care. Champs Psy, Vol. 58, pp. 161-174.
Molinier, P. (2013). Le travail du care. Paris : La dispute.
Renaud Lebarbier
Psychologue-Psychanalyste.
Clinicien du travail.
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