· 

Clinique de la souffrance au travail

Marie (le prénom a été modifié) m’est adressée par son médecin généraliste. Elle est en arrêt de travail car elle présente une grande anxiété, une peur à l’idée de retourner au travail et des troubles du sommeil. Elle évoque également un doute important quant à ses capacités professionnelles. Ces symptômes se sont installés il y a quatre mois. 

 

Marie est chef de service d’un’ grande administration locale. Elle y travaille depuis plus de 10 ans. Ensemble nous parlons de son travail qui selon Marie a perdu tout son sens. Les valeurs qui étaient centrales en ont disparu. Fréquemment, elle doit prendre des décisions qui sont contraires à son éthique. Cette situation engendre une souffrance importante. Cette souffrance est majorée par une pression de sa hiérarchie au regard des projets dont elle a la charge. Elle évoque un problème de manque de moyens mais insiste également sur la nature de ces projets. Ils ne correspondent plus à la vision de son travail dans cette administration. De plus, elle a perdu ses repères sociaux dans l’organisation et les collègues sur lesquels elle pouvait compter sont partis, suite à des mutations ou des départs volontaires. Elle se sent isolée ce qui aggrave sa souffrance au travail. Elle ne peut plus compter sur un collectif pour la soutenir au sujet de ses questionnements au travail.

 

Nous abordons alors les changements intervenus dans l’organisation de cette administration. Il y a quelques mois a été décidé un plan global de réorganisation suite à une fusion avec une autre administration. Les missions globales de Marie ont fait l’objet d’une évolution et elle a changé de hiérarchie. C’est tout son environnement de travail qui a évolué de manière rapide et sans qu’elle puisse y prendre part. Ainsi, elle perd rapidement ses anciens repères, ses collègues mais plus fondamentalement son travail prend une nouvelle voie. Habituée à organiser ses activités collectivement et très impliquée dans les questions de terrain, elle se retrouve gestionnaire de dossiers qui ne correspondent pas à son expertise. Parallèlement, elle subit une pression de sa hiérarchie qui lui demande de justifier, très régulièrement de l’avancement de ses projets. Face à une mutation de son travail, un manque de moyens, notamment en formation, face à la perte de repères professionnels et collectifs, Marie va commencer à souffrir au travail. Tous les éléments qui constituaient sa vie professionnelle heureuse d’avant ont disparu. Pendant plusieurs semaines, elle va essayer de lutter pour se conformer à ce changement. En vain, car son éthique professionnelle est atteinte et elle ne peut plus travailler contre ses valeurs. Marie prend conscience que ces changement sont concomitants avec l’émergence de ses symptômes. 

 

C’est le fait de travailler au double historique, dégradation de la santé et dégradation du travail, qui permettra à Marie de se dégager de ses symptômes. Elle comprend ainsi que ce n’est pas son identité professionnelle qui est mise en cause, mais bien ce changement brutal dans son travail. De ce fait, elle peut restaurer son identité personnelle et écarter les question concernant ses compétences. C’est l’organisation du travail qui a produit cette souffrance. 

Elle décidera de chercher un autre travail, actant de ce fait l’impossibilité pour elle d’évoluer dans un travail qui ne porte plus ses propres valeurs. 

 

 

Ce cas clinique est malheureusement devenu un grand classique.

 

Il y a plusieurs éléments qui sont à analyser au regard de cette situation.

 

- Marie se présente comme amoindrie, amputée dans son identité personnelle. Ce n'est donc pas elle, ou une éventuelle fragilité qui est à l'origine de sa souffrance, mais c'est l'organisation du travail qui blesse son organisation psychique. Les bases de son identité sont bousculées par la violence des changements vécus. Il n'y a pas ici à douter de l'origine du trouble. Le travail peut tout autant être facteur de santé que de pathologies. Il faut toujours répéter cette évidence concernant le rapport entre travail et subjectivité !

 

- Derrière Marie, salariée sentinelle, selon l'expression de Marie Pezé, c'est le symptôme de l'organisation du travail qui parle. Ce sont aussi les collègues de Marie, ses hommes et femmes, anonymes, qui tiennent au prix d'aménagements défensifs pathogènes d'un point de vue individuel comme collectif. Marie est un témoin de cela. 

 

- La nouvelle donne managériale c'est l'agilité. Il faut que le salarié soit agile, prêt à transformer son travail à se transformer, à s'adapter toujours, toujours plus vite. On voit bien ici, comme dans de multiples autres cas, que cette obsession est un leurre et que dès que le sens du travail est touché, c'est le sujet qui tremble. De plus, faut-il rappeler que c'est le travail qui doit s'adapter à l'Homme et non l'inverse. Les cabinets de bien-être au travail, méditations en tout genre, coaching agility cherchant à façonner les individus, travaillent à cette entreprise de normalisation qui vise à faire supporter l'insupportable. Et ce en complète contradiction avec les principes généraux de prévention.

 

- La construction du travail, des organisations est devenu un objet sans conséquence. Ici et là on transforme, on réduit, on taille. Bien souvent l'idéal gestionnaire est à la manœuvre. En aucune façon le contenu du travail, le travail réel n'est considéré. Il s'agit d'une déqualification massive de la valeur et du prix du travail. Marie y consacrait plus que son obligation contractuelle, mais aussi son corps et son âme. On travaille par corps.

 

- Marie démontre ici, que ce qui la traverse, c'est l'impuissance. Elle a perdu ce que Yves Clot dénomme le pouvoir d'agir. Elle est victime d'une machine qui détruit l'univers subjectif de Marie. Elle n'a pas son mot à dire. Elle me fera part de son sentiment d'étrangeté devant son mutisme au regard de sa situation. Les maux parlent pour elle.

 

- Enfin, comment ne pas comprendre que la colère peut venir aussi de cette maltraitance du et au travail. Bien entendu, on trouvera des organisations bienfaisantes, mais quand ce n'est pas le cas, quel gâchis. Quand les salariés prennent conscience de ce qu'ils ont vécu et parfois ce à quoi ils ont collaboré, les affects sont tristes mais parfois, souvent, emplis de colère.

 

Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette vignette clinique, revenir sur la question du collectif, de la création des règles collectives du travail, sur la reconnaissance, sur le plaisir, le sens...

 

Il est à espérer que les lieux de travail, entreprises, institutions, écoles, hôpitaux...arrivent un jour à comprendre l'importance de tous ces aspects. Alors nous pourrons sortir des constats et des souffrances individuelles pour remettre la question du travail au centre des enjeux politiques et sociaux loin des exigences de rentabilité. Humaniser le travail est toujours d'actualité.

 

 

Renaud Lebarbier

Psychologue, psychanalyste, clinicien du travail.

Vernon 27200

06.08.15.64.77

Écrire commentaire

Commentaires: 0