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L'angoisse chapitre 3. Du dernier Freud à Lacan

1933 Refondation théorique. L’angoisse « acte de naissance » de la névrose.

En 1933, dans « Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse »[1],Freud redéployeentièrement sa conceptualisation. La conférence 32, « Angoisse et vie pulsionnelle », reprendles points forts avancés dans les textes précédemment visités, et d’autres encore. « Il s’agit ici, écrit-il, ... véritablement de conceptions, c'est à dire d’introduire les représentations abstraites correctes dont l’application à la matière brute de l’observation fait naître en elle l’ordre et la transparence »[2]. Depuis la description précise de la symptomatologie et de l'étiologie de la névrose d'angoisse de 1895, de nombreuses analyses ont été confortées.

L’affect d’angoisse a trouvé son origine princeps dans la naissance. La violence accompagnant l’événement est reconnue par Freud comme ayant une valeur de toxicité. Cette venue au monde, inaugurale de l’histoire singulière a été incorporée par l’hérédité.

 

La compréhension de l’angoisse réelle, l’angoisse « signal » permettra de renforcer la compréhension de l’angoisse névrotique. En effet, la préparation d’angoisse, signal sensoriel et moteur engendre soit une réaction qui provoque la fuite (c’est un signal), la défense, l’attaque, soit inhibiteur de l’action qu’elle soit motrice ou psychique  « La différence avec la situation de l’angoisse réelle réside en deux points, précise Freud, ... à savoir que le danger est interne au lieu d’être externe, et qu’il n’est pas reconnuconsciemment »[3].

 

L’angoisse névrotique se présente pour Freud sous trois formes, angoisse libre ou angoisse d’attente dans la névrose d’angoisse et les phobies de l’enfant, angoisse liée à un objet extérieure ou une situation dans la phobie de l’adulte et angoisse engendrée par la mise en œuvre de mécanismes psychiques dans l’hystérie ou la névrose obsessionnelle. 

L’objet d’angoisse est identifié par Freud comme étant la libido.

 

La transformation directe de cette libido est l’une des causes de l’angoisse, mais le refoulement, phénomène dissocié en est un autre. Si dans le cas de la transformation, l’affect est libre de toute représentation, ce n’est pas le cas pour le refoulement.

 

A y regarder de plus près, le refoulement concerne la représentation et non l’affect. Ce qui est important, dit Freud, c’est que « c’est la représentation qui subit le refoulement, qui est éventuellement déformée jusqu'à être méconnaissable ; mais son quantum d’affect est régulièrement transformé en angoisse et ceci quel que soit sa nature, agression ou amour»[4]. A cette époque Freud reconsidère les deux mécanismes que sont la transformation directe et le refoulement au regard de leur effet de production de l’angoisse.

Les raisons pour lesquelles la libido n’est pas investie (origine somatique, faiblesse du moi ou refoulement) deviennent secondaires. Ce qui est originaire, premier, c’est l’angoisse.

 

Le développement de l’angoisse et la formation du symptôme sont étroitement liés. Angoisse et symptôme prennent tour à tour des rôles différents dans un jeu de représentation et de relais, et leur succession indique une nouvelle chronologie au regard du travail dans la psyché.  « Le développement d’angoisse est antérieur, la formation du symptôme postérieure, comme, dit-il, ... si les symptômes étaient créés pour éviter l’irruption d’angoisse»[5].

 

Ici vient se poser le problème en fonction des instances de la deuxième topique, ça, moi et surmoi. Cette nouvelle cartographie de l’inconscient va ordonner les mécanismes identifiés par Freud précédemment et établir un « quelque chose qui, de morceaux ferait une unité »[6]. La nouvelle topique développée dans « Au-delà du principe de plaisir »[7], en 1920, annonce une réorientation formelle dans le champ d'investigation de l'affect d'angoisse. « Le moi est le seul siège de l’angoisse, énonce Freud, ... seul le moi peut produire et ressentir de l’angoisse »[8].

 

Le moi est pour Freud le lieu de l’angoisse réelle, de l’angoisse névrotique et morale, chacun ordonnant sa dialectique et ses relations de dépendances avec l’extérieur, le ça et le surmoi. Cette dynamique est de générer un signal dans le moi comme danger et cette organisation renforce ce processus.

 

Le danger dont il s’agit ici pour le moi est à rechercher dans le complexe d’Œdipe et le désir Œdipien : la castration. L’angoisse de castration générée par le conflit Œdipien est réelle devant un danger qui lui parait lui aussi réel, c’est cette angoisse qui provoque le refoulement.

 

 C’est toute la dynamique de l’Œdipe qui est au centre de cette angoisse. Au moment de l’Œdipe, chez le garçon, c’est le complexe de castration qui se traduit par l’angoisse du même nom. La figure de la mère est investie libidinalement par l’enfant qui veut prendre la place du père, dans un désir non exempt de danger. Ce désir de mort est sanctionné par la castration, la perte du membre viril. 

 

Cette crainte de châtiment, cette frayeur, portant sur l’organe sexuel est déjà fortement investie narcissiquement et confirmé dans la réalité par la répression des éducateurs de l’onanisme et la découverte du sexe féminin dépourvu de pénis, perçu comme résultat de la castration. Ce qui cause cette angoisse de castration c’est la réalisation possible de cet acte sur la personne du petit garçon.

Quant à la petite fille, elle accepte cette castration comme un fait. La petite fille est également soumise au complexe de castration mais ne peut en ressentir de l’angoisse. L’affect qui prend ici lieu et place s’exprimera dans la crainte de la perte d’amour, comme angoisse réelle de la perte liée à la protection maternelle.

 

Pour Freud la réalité de ces deux modalités, châtiment ou perte, importe peu,  « ce qui est

décisif, écrit-il, ... c’est que le danger existe de l’extérieur et que l’enfant y croit »[9]. Le danger ici évoqué ne prend force dans le moi, que par ce qu'il suppose de danger extérieur.

« C'est, conclut Freud, ... l'angoisse, qui produit le refoulement et non, comme nous le pensions, l'inverse, et (qu') une situation pulsionnelle redoutée remonte, au fond, à une situation de danger extérieur »[10].

 

Le moi est donc soumis, dans la perspective de la deuxième topique, à trois autorités, le monde extérieur, le ça et le surmoi, qui génèrent respectivement, l’angoisse réelle, l’angoisse névrotique et l’angoisse morale enfin en rapport au surmoi. Cette angoisse, quelle qu’elle soit déclenche le mécanisme de refoulement, dirigeant la motion pulsionnelle redoutée dans l’instance du ça. Le résultat est plus ou moins abouti : soit la pulsion est entièrement rejetée dans le ça et conserve son investissement libidinal car réprimée par le moi, ou la pulsion en est dépossédée subissant une destruction totale comme cela doit se produire à la phase de latence lors de la liquidation du complexe d’Œdipe. Le complexe de castration et l’angoisse qui lui réfère seraient entièrement détruits.  

 

Si des traces de cette motion pulsionnelle subsistent à l’âge adulte ils deviennent d’importants facteurs déclenchants de névroses. Ici deux destins de la pulsion sont possibles. Soit l’angoisse surgit et le moi se retire. Soit il oppose un contre-investissement qui se lie à la motion refoulée pour former un symptôme. S’organise alors autour du principe plaisir-déplaisir une défense du moi, qui en modifiant son organisation tolère l’apparition de sensation de déplaisir liée à la situation de danger. Le principe de plaisir est alors inhibé. 

Dans une deuxième solution le moi accepte la motion pulsionnelle et instaure un changement durable.

 

La démarche précédemment développée, précise, à chaque avancée, le lien entre l’affect et un facteur d’angoisse ou, autrement dit, le lien entre angoisse et trauma: « ce qui est redouté, rajoute Freud, ... l’objet de l’angoisse, est, à chaque fois, l’apparition d’un facteur traumatique qui ne peut être liquidé selon la norme du principe de plaisir ... c’est seulement la grandeur de la somme d’excitation qui fait, d’une impression, un facteur traumatique, qui paralyse l’action du principe de plaisir, qui donne sa portée à la situation de danger »[11].

 

Cette chose dangereuse redoutée n'est pas « un dommage infligé à l'individu jugé d'un point de vue objectif, mais, précise-t-il, ... ce qui est causé par lui dans la vie psychique »[12].

 

Freud pose une nouvelle pierre à l'édifice et donne « une double origine à l'angoissetantôt comme conséquence directe du facteur traumatique, tantôt comme signal qu'il y a menace de réapparition d'un tel facteur »[13]. Cette nouvelle approche de l'affect est étayée par « la théorie de la libido ou doctrine des pulsions ».

 

A ce stade de l’évolution de la théorie de Freud, se distinguent deux pulsions auto conservation et conservation de l’espèce. C’est un schéma biologisant ou se regroupent les besoins vitaux que sont la faim et la procréation. Enfin les pulsions du moi et les pulsions sexuelles vont représenter un des deux processus biologique dans la psychanalyse.

 

Cependant l'opposition initiale entre pulsion du moi et pulsion sexuelle ne peut être maintenue plus longtemps, lorsqu’est considérée la position narcissique du moi. Il devient objet de la pulsion : « de la libido du moi est ainsi transformée sans cesse en libido d’objet, précise Freud, ... et de la libido d’objet en libido du moi »[14]. La libido qui constitue les pulsions est démontrée comme étant de même nature et servant indépendamment l’une ou l’autre.

 

Freud fait entrer sur la scène de l'Inconscient Éros et Thanatos, pulsion de vie, pulsion de mort, « essai, dit-il, … de transfiguration théorique de l’opposition banale entre aimer et haïr »[15]. Éros et Thanatos s’opposent tout en étant indissociablement liés et de cet équilibre instable découle l'enjeu de l'agressivité qui faute de trouver à s'exprimer au dehors peut se retourner contre l'individu lui-même. Comme, écrit Freud, « si, nous devions détruire d’autres choses et d’autres êtres, pour ne pas nous détruire nous même, pour nous préserver de la tendance à l’autodestruction »[16]. Le destin de la pulsion est de rechercher un état antérieur, de retourner à son point de départ. C’est l’origine de la compulsion, de la répétition de la pulsion et de son mouvement incessant. 

 

Mais de quel état antérieur parlons-nous ici ? N’est-ce pas à ce point ce retour à la vie inorganique qui implique la pulsion de mort et qui pour atteindre son but cherche à détruire l’être lui-même. 

 

Freud souligne à ce sujet « une orientation démoniaque », « cet éternel retour du même » qui sous-tend l’idée d’« une compulsion de répétition qui se place au-dessus du principe de plaisir »[17].

 

Éros et Thanatos participent conjointement aux mouvements de la vie. Éros, pulsion de vie, va inlassablement produire du vivant, et Thanatos, pulsion de mort part à la conquête de l’état inorganique. « De l’action conjuguée et opposée des deux procèdent les manifestations de lavie, écrit Freud, ... auxquelles la mort met un terme »[18].

 

Ici se trouve à l’œuvre la dialectique de Thanatos et d’Eros. Ces pulsions se mêlent pour se mettre au service l’une de l’autre. Les pulsions de mort se lient aux pulsions de vie, l’éros venant adoucir la violence exprimée par thanatos. 

Le résultat de ce conflit entre ses deux pulsions peut diriger l’agressivité vers l’extérieur mais y trouver un obstacle à son expression. L’intrication de ces pulsions antagoniste peut se retourner vers l’intérieur où relayée par le surmoi interdicteur, prend la direction du moi. Ce retour de la pulsion de mort sous forme d’agressivité envers le moi se traduit par un fort besoin de punition.

 

L’implication clinique la plus évidente de cet état s’exprime dans la réaction thérapeutique négative de cette motion au service du masochisme. Le refus de guérir, l’orientation démoniaque de ce retour éternel domine le patient empêchant toute avancée thérapeutique. Le sentiment de culpabilité inconscient provenant de ce montage pulsionnel, se complait dans la maladie dans laquelle le sujet trouve la satisfaction et dont les effets sont nombreux. Freud les souligne dans « ses rapports avec la morale, la pédagogie, la criminalité et l’abandon affectif ... voici qu’inopinément nous sortons du monde psychique souterrain pour déboucher en plein marché public »[19]. La théorie du traumatisme fait place à la théorie des pulsions.

 

Ainsi le principe de Freud se dessine clairement « le danger pulsionnel interne se révèle être une condition et une préparation d’une situation de danger extérieure réelle »[20].

 

Ainsi dans sa volonté normalisante, dogmatique, notre civilisation de droits, de devoirs force le psychisme à toujours faire un travail de maitrise des pulsions. La défense des valeurs morales au détriment des pulsions sexuelles, condamnant la violence au détriment de la pulsion d’agressivité, met en œuvre une répression de l’être dans son altérité. Cela nous rappelle la formule de Freud, retraduite plus tard par Lacan : « Là où était du ça du moi doit advenir, rappelle Freud, ... il s'agit d'un travail de civilisation »[21].

 

 

L’angoisse chez Lacan.

 

Dans la continuité de Freud, Lacan, aura un impact essentiel sur le renouvellement de la psychanalyse et des concepts Freudiens. 

C’est une année complète de séminaire qui sera consacrée à l’angoisse. Nous consacrerons une partie essentielle de ce chapitre de la théorisation de Lacan à la présentation des concepts clés de ce séminaire. Nous nous appuierons entre autres sur les commentaires de lecture de Gilbert Diatkine[22].

 

 

La fin du retour à Freud.

 

Pour Gilbert Diatkine, le séminaire X de Lacan marque la fin du retour à Freud, ou tout du moins une mise à distance quant à certaines des théories du maitre Viennois. Au cours de ce séminaire, Lacan montrera de nombreux désaccords dans les apports de Freud à la question de l’angoisse telle qu’elle est décrite dans son ouvrage Inhibition, symptôme, angoisse[23]. Exemples de désaccords, pour Lacan, le signal d’angoisse n’est pas dans le moi, mais « dans le moi idéal »[24], l’angoisse de naissance n’est pas phylogénétique et Lacan n’accorde pas de crédit à l’idée de « peur ancestrale »[25]. Ensuite, pour Lacan, l’angoisse de séparation ne porte pas sur la mère mais sur les enveloppes embryonnaires.[26]Lacan souligne également la conception floue de Freud quant à l’inquiétante étrangeté.[27]

 

Nous notons à la lecture de ces passages une discontinuité dans le discours de Lacan quant aux théories Freudiennes, et loin de les rejeter, Lacan semble s’en libérer dans ce séminaire.

Nous pensons aussi que cette distanciation de Lacan par rapport à Freud est dans la continuité de la logique signifiante du psychanalyste, qui notamment s’appliquera à démontrer que la psychanalyse est la même chose que l’analyse linguistique. Les processus décrits par Freud comme le déplacement, la condensation et la représentation de la pulsion deviennent pour Lacan, la métaphore, la métonymie et le signifiant. 

Ce discours de Lacan est bien plus proche de son analyse linguistique du psychisme héritée de Ferdinand de Saussure et de Jakobson dans les fonctions du langage. 

 

 

L’affect.

 

Là où l’affect est une notion importante pour Freud, Lacan y oppose une logique structurale. Tout au long de ce séminaire, Lacan prendra comme fil rouge les éléments de l’œuvre de Freud Inhibition, symptôme, angoisse qu’il tracera dès départ et qu’il constituera comme une véritable structure, une matrice de l’angoisse. Il insèrera dans cette matrice comme nous le verrons plus avant, d’autres signifiants comme le souci, le sérieux et l’attente[28].

 

C’est une manière pour Lacan de retravailler l’affect au regard de la psychanalyse structuraliste, mais aussi de répondre au destin de l’affect dont Freud indique qu’il peut aller jusqu’à détruire « toute systématisation ». Pour Freud en effet, l’affect se libère du représentant psychique de la pulsion et suit son propre destin[29] 

 

Se pose la question du « représentant-représentation » cette représentation ou groupe de représentations auxquelles se lient la pulsion. Lacan replace cette notion par celle de signifiant qui n’a plus qu’un rapport indirect avec la représentation inconsciente, faisant émerger ce signe dans le discours.

Lacan formalise la matrice comme cadre de l’angoisse. « L’angoisse c’est ce qui ne trompe pas[30] », dit-il. La place du vide si chère à Lacan, va définir dans cette matrice la place de l’angoisse. L’angoisse étant le passage obligé pour accéder à ce que cache ce vide, l’objet a. C’est lui qui vient encadrer cette structure de l’angoisse et tous ces signifiants de la chaine des signifiants de cette matrice bouclée par un point de capiton, signant l’ordre du langage. Le rapport de l’angoisse à l’objet a, se précise dans les signifiants qui autorisent le rapport au réel. 

 

Au cours de l’année de séminaire Lacan enrichit son tableau indiquant qu’une véritable structure de l’angoisse existe et que cette structure est proche de celle de fantasme. Pour Lacan « La structure de l’angoisse n’est pas loin– de cette structure de l’angoisse-, … pour la raison que c’est bel et bien la même »[31]

 

Expliquant cette structure, Lacan en délimite la fonction et des signifiants, il nous donne à lire une définition de l’angoisse dans cette structuration  « L'angoisse, c'est cette coupure – cette coupure nette sans laquelle la présence du signifiant, son fonctionnement, son sillon dans le réel, est impensable – c'est cette coupure s'ouvrant, et laissant apparaître ce que maintenant vous entendez mieux, l'inattendu, la visite, la nouvelle, ce qui si bien exprime le terme de pressentiment, qui n'est pas simplement à entendre comme pressentiment de quelque chose, mais aussi comme le pré-sentiment, ce qui est avant la naissance d'un sentiment, ... ce  qui est la véritable substance de l'angoisse, c'est ce qui ne trompe pas, le hors doute »[32].Puis de dire que le doute naissant pour éviter « ce qui dans l'angoisse, se tient d'affreuse certitude »[33] 

 

Nous ne poursuivrons pas sur cette analyse approfondie de la structure de l’angoisse sauf pour y décrire le signifiant « acting out » dont la compréhension est d’importance pour saisir l’affect d’angoisse pour Lacan.

 

 

$                     

Difficulté

 

Inhibition

 

empêchement

embarras

Émotion

 

Symptôme

Passage à l'acte

Émoi

 

Acting out

Angoisse

a

 

Dans la ligne de la diachronie juste avant l'angoisse se trouve l'acting out. L’acting out vient indiquer l’évitement de l’angoisse. L’acting out est une mise en scène destinée à l’Autre. Le sujet saisi alors dans une impasse n’a pas d’autre choix que recourir à l’acte pour révéler ce qu’il en est de son désir. De cette impasse le sujet reste prisonnier car ce qu’il montre ne lui en est pas moins caché. Ici le sujet montre son désir mais il le travestit, tant son exposition au réel de l’Autre se trouve sous le poids du symptôme d’angoisse : « ce que ça est, personne ne le sait, mais que ce soit autre, personne n'en doute »[34].

 

On voit bien ici qu’il y a quelque chose de l’ordre de la tromperie dans cette mise en scène que cause son désir : l’objet a. En réalité il s’agit d’un appel à l’Autre dont le sujet ne sait rien, dans la parole il s’engage dans une quête de ce qui est rejeté : l’objet a.

 

Monter sur la scène du monde c'est ce que fait le sujet dans l'acting out sauf qu'à y jouer il ne le sait pas. L'acting out authentifie en quelque sorte le rapport qu'entretiennent l'objet et l'Autre. 

 

Le passage à l'acte se trouve sur la ligne de l'émotion entre embarras et angoisse : le sujet disparaît dans le passage à l'acte avant de réapparaître, dans le symbolique, dans une position alors modifiée. $◊a, le sujet désirant séparé-aliéné à l'objet qui le fait désirer, passe sur l'Autre scène en tant que a.

L'objet n'est plus à trouver, il est retrouvé. 

 

C’est cette rencontre avec l'objet qui provoque l'apparition de ce qui est de l'ordre de l'étrange : « c'est le surgissement de l'heimlich[35]dans le cadre qui est le phénomène de l'angoisse, et c'est pourquoi il est faux de dire que l'angoisse est sans objet »[36]

De cette phrase on pourrait tirer cette impression pesante d’une rencontre de cet intime qui ne veut pas se laisser voir, ce moment de rencontre avec le réel, ce réel de ce qui est cause du désir.

 

L'angoisse correspond maintenant :

- à un en trop, et sur la ligne diachronique, en tête de colonne, se trouve l'embarras (si il y a un en trop c'est donc qu'il ne peut pas manquer) 

- à un en moins, sur la ligne synchronique en tête se trouve l'émoi (s'il y a un en moins c'est qu'il a été et qu'il est quelque part).

 

Toutes les cases de la matrice sont à présent remplies et cernent ce qu'il en est de l'angoisse.

 

 

L’angoisse.

 

Dans le séminaire « L’Angoisse », Lacan expose deux fragments cliniques qui lui sont personnels. Le passage le plus connu s’avère être le fantasme suivant : Lacan s’imagine masqué face à une mante religieuse géante, sans savoir si elle le prend pour un mâle ou pour une femelle, parce qu’il ne peut le voir dans son regard[37]

 

C’est pour Lacan, une question qui est de l’ordre du désir de l’Autre. Que lui veut-elle ? Lacan expose ici son « Che vuoi ? » qu’il placera dans le graphe du désir au-dessus de l’axe du fantasme répondant en cela à ce que me veut cet autre dans son désir.

 

 

 

 

Lacan voit dans cette question le fantasme du retour au sein maternel, qui pour lui est la source de toutes les angoisses. Il parle de ce fantasme comme un fantasme d’impuissant.[38]Pour être plus précis Lacan nous dit « Ce qui provoque l’angoisse, c’est tout ce qui nous annonce, nous permet d’entrevoir qu’on va rentrer dans son giron »[39].

 

Ce type d’angoisse est pour Lacan essentiel car il marque le symptôme de la psychopathologie de la vie amoureuse, où le sujet ayant obtenu une réponse favorable à sa demande d’amour, recule en se demandant ce que l’Autre va lui faire. Il s’agit là du rapport essentiel du sujet au désir de l’Autre

 

L’angoisse de castration est seconde par rapport à cette angoisse du retour au sein maternel. La seule chose qui résiste à cette menace d’absorption, c’est l’investissement auto-érotique du phallus, qui constitue pour le sujet une « réserve libidinale ». Il en « résulte » une « cassure dans l’image spéculaire », qui fonde la conception lacanienne du fantasme de castration.

 

Dans la conception de Lacan, le fantasme de castration et l’angoisse spécifique qui en résulte n’est pas une théorie sexuelle infantile résultant de la confrontation à la différence sexuelle. Ce fantasme pour Lacan nait d’une conception particulière du narcissisme.

Lacan admet que l’angoisse de castration advient quand le manque de phallus apparait à la place de l’objet du désir, ce qui permet de signifier ici la différence des sexes.[40]

 

L’angoisse de la naissance prend pour Lacan une autre conception. Il ne s’agit pas pour lui d’une reproduction phylogénétique mais d’un réel de la séparation d’avec les membranes embryonnaires. Pour Lacan l’angoisse de naissance est avant tout une angoisse d’intrusion, celle de l’air dans les poumons, premier choc inaugural, plus que l’angoisse de quitter le milieu maternel.[41]

 

La fracture avec Freud s’exprime sur le sujet de la l’angoisse-signal. Pour Lacan, l’angoisse signal n’a pas pour rôle d’avertir la prétendue perte du pénis, elle est uniquement la peur de se perdre tout entier dans l’image spéculaire, la peur du retour dans le giron. Pour Lacan, il n’y a pas de danger interne, il y a seulement une angoisse de l’Autre. Finalement Lacan, nous donne un élément complémentaire sur l’angoisse, si il y a signal de l’angoisse, c’est que l’Autre nous désire et d’une certaine manière cherche nous « annuler »[42]

 

La Jouissance.

 

Pourquoi le moi court-il le risque d’être « annulé » par le désir de l’Autre ?

Pour ne pas être absorbé tout entier par l’image spéculaire que l’Autre représente pour lui, mais surtout parce qu’il n’y a pas de meilleur moyen pour s’attacher l’Autre que d’incarner la « cause » de son désir, devenant ainsi l’objet de sa jouissance.

Pour l’illustrer Lacan nous dit « Du même mouvement dont le sujet s’avance vers la jouissance, c’est-à-dire vers ce qui est le plus loin de lui, il rencontre cette cassure intime, toute proche, de s’être laissé prendre en route à sa propre image, l’image spéculaire »[43].

 

Cette conception nous entraine vers la conceptualisation de Lacan de l’image de l’enfant dans le miroir. L’expérience du bouquet renversé en est une expression directe, celle de la représentation des relations complexes entre un sujet, son image dans le miroir et l’image que lui renvoie de lui-même sa mère dans ce miroir. L’enfant, pour Lacan, voit qu’il ne peut pas combler sa mère car il existe quelque chose d’autre que lui qui excite le désir de la mère : le phallus du père.

 

A partir de ce point, le phallus n’est que ce qui manque à l’Autre, l’Autre comme châtré, noté par Lacan par – PHI, objet plus important en tant qu’il est chu qu’en tant qu’organe érigé.[44]

 

Ce phallus châtré qui manque à la mère peut devenir un objet d’identification fantasmatique pour le sujet afin de se faire la cause du désir de la mère. Dans ce fantasme, le sujet perd une partie de son image spéculaire mais gagne une identification à un objet chu, déchu qui provoquera le désir de l’Autre.

 

Gilbert Diatkine dans son écrit nous fait part d’un exemple tiré d’un film d’André Téchiné qui nous éclaire sur la dynamique du désir et l’angoisse que celui-ci suscite.

 

« Dans Les temps qui changent, tant que le héros essaie de séduire la femme qu’il aime en lui montrant sa richesse et sa puissance, par exemple en lui faisant livrer chaque jour une douzaine de roses magnifiques, il ne provoque chez elle aucun désir, mais au contraire une angoisse d’être envahie par un importun qui l’exaspère. Au contraire, comme le hasard fait qu’elle assiste à la scène, dès qu’elle le voit atterré, faisant sous lui et saignant du nez, il devient l’objet de son attention, puis de son désir, et la passion ancienne qu’elle éprouvait pour lui se rallume. À la fin du film, le héros a sombré dans un coma profond et vit dans un état végétatif, et elle a tout quitté pour veiller sur lui. »[45]

 

La jouissance pour Lacan semble nous montrer le chemin de l’Autre dans une reconstruction de ce que Freud nomme « le masochisme moral » Ce masochisme moral étant pour Freud le principal argument de la pulsion de mort.[46]

 

Lacan préfère parler alors de jouissance qu’il distingue de l’orgasme et du peu de satisfaction qu’il amène. D’un point de vue clinique les névrosés jouissent de leurs symptômes, qui deviennent alors une bien piètre jouissance. Le symptôme pour Lacan est jouissance et cela se révèle cliniquement dans les relations dans lesquelles un sujet préfère se donner comme objet au détriment du plaisir d’une relation mutuelle.

 

On reconnaitra aussi dans l’acte d’analyse, tel que nous le rappelle Diatkine, mais aussi tel que nous l’avons lu dans l’œuvre de Patrick Laroche que le symptôme peut se soutenir d’une réelle peur de guérir.[47]

 

 

L’objet a

 

La manière la plus sûre de se faire l’objet du désir de l’Autre, c’est donc de se faire la cause de sa jouissance en se faisant son objet partiel. Malgré cette assertion, Lacan refuse la notion d’objet partiel, objet partiel dont, pour Freud, nous pouvons être séparés. Lacan rejette cette notion d’angoisse de séparation. 

 

Pour Lacan, cette catégorie Freudienne d’objets partiels est ce qu’il dénomme des objets a. Freud qui parle du sein, du phallus, de l’objet fécal, dans d’Inhibition, symptôme et angoisse en tant qu’objets partiels va conduire Lacan à en nommer d’autres, comme le prépuce dans la circoncision[48], l’œil[49], la voix[50]…et même Jésus qui se fait objet a, « résidu, objet chu » pour l’Autre qui est Dieu.[51]

 

Le sein, le phallus, le « scyballe » et l’enfant, les objets partiels d’Inhibition, symptôme et angoisse, sont ce que Lacan appelle des « objets a». Mais Lacan en décrit bien d’autres, comme le prépuce dans la circoncision, l’oeil, la voix,le surmoi, et même Jésus, qui, dans la Passion, se fait objet a,« résidu, objet chu » pour l’Autre, Dieu. 

 

L’objet est intrinsèquement lié à l’angoisse non pas par risque de la perdre mais parce qu’on pourrait avoir à le partager, non perdu par le sujet mais manquant dans l’Autre.[52]

 

Ce qui fait la condition étrange, inquiétante et angoissante, c’est que de cet objet-là qui représente la « chose » innommable mais aussi irreprésentable pour l’Autre.[53]

 

 

Processus analytique

 

Enfin pour Lacan, c’est le processus analytique qui signe la volonté d’abandonner toutes les formes d’identification à l’objet de l’Autre. 

 

Cette phrase complexe en définit le processus : « C’est dans la mesure où vous laissez sans réponse la demande que se produit quoi ? » Non pas l’agression suivie de régression, mais la « remise en question de ce que l’agressivité vise par sa nature – à savoir, la relation à l’image spéculaire. C’est dans la mesure où le sujet épuise contre cette image ses rages que se produit cette succession de demandes qui va à une demande toujours plus originelle, historiquement parlant, et que se module la régression comme telle.»[54]

 

Ce qui en d’autres termes semble vouloir indiquer que la psychanalyse est réinterprétation des demandes toujours formulées dans un éternel choc qui oblige le sujet à remonter toujours plus en amont des demandes jusqu’à faire figurer la relation de castration.

 

Dans une suite à venir, nous nous pencherons sur une analyse clinique "le petit homme coq" de Frenenczi et nous nous interrogerons sur la place de l'angoisse dans les autres approches du psychisme. Enfin, pour terminer nous poserons la question de l'importance du symptôme dans la clinique du sujet au regard des pratiques et approches "contemporaines".

 

 

Renaud Lebarbier.

Psychologue, psychanalyste, clinicien du travail.

 

Vernon Saint-Marcel (27200)


[1]Freud, S., Conférence 32, Angoisse et vie pulsionnelle (1933), in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Editions Gallimard, NRF, 1984

[2]Ibid.P.111

[3]Ibid.P.115

[4]Ibid.P.114

[5]Ibid.P115

[6]Ibid.P.115

[7]Freud, S., Au-delà du principe de plaisir (1920), in Essais de psychanalyse, Paris, Editions Payot, Petite

Bibliothèque Payot, 1983

[8]Freud, S., Conférence 32, Angoisse et vie pulsionnelle (1933), in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, P.116, Paris, Editions Gallimard, NRF, 1984

[9]Ibid.P.118

[10]Ibid.P121

[11]Freud, S., Conférence 32, Angoisse et vie pulsionnelle (1933), in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, P127, Paris, Editions Gallimard, NRF, 1984

[12]Ibid.P.127

[13]Ibid.P.128

[14]Ibid.P.139

[15]Freud, S., Conférence 32, Angoisse et vie pulsionnelle (1933), in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, P.139 Paris, Editions Gallimard, NRF, 1984

[16]Ibid.P.142

[17]Ibid.P.63

[18]Ibid.P.145

[19]Ibid.P.148

[20]Ibid.P.118

[21]Freud, S., Conférence 32, Angoisse et vie pulsionnelle (1933), in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, P.110 Paris, Editions Gallimard, NRF, 1984

[22]Diatkine Gilbert, « Le Séminaire, X : L'angoisse de Jacques Lacan », Revue française de psychanalyse, 2005/3 Vol. 69, p. 917-931

[23]« Dans le discours d’inhibition, symptôme, angoisse, on parle, Dieu merci, de tout sauf de l’angoisse ». Lacan (1962-1963), Le séminaire, 10 « L’angoisse ». P18. 

[24]Ibid. P.138

[25]Ibid. P.74

[26]Ibid. P.142-143

[27]Ibid. P.60

[28]Ibid. P.12

[29]Freud, « Le refoulement » P.55, 1915, Paris, Gallimard

[30]Lacan (1962-1963), Le séminaire, 10 « L’angoisse ». P85-97. 

[31]Ibid. P11.

[32]Ibid. P92.

[33]Ibid. P92

[34]Lacan (1962-1963), Le séminaire, 10 « L’angoisse ». P145.

[35]« Moment d'angoisse devant ce qui est perçu de ce qui ne doit pas se voir, un heimlich, intimement connu. »

[36]Ibid. P.83

[37]Lacan (1962-1963), Le séminaire, 10 « L’angoisse ». P10.

[38]Ibid. P 215

[39]Ibid. P 67

[40]Lacan (1962-1963), Le séminaire, 10 « L’angoisse ». P19.

[41]Ibid. P 377 378.

[42]Ibid. P 179

[43]Ibid. P 20

[44]Lacan (1962-1963), Le séminaire, 10 « L’angoisse ». P 53.

[45]Diatkine Gilbert, « Le Séminaire, X : L'angoisse de Jacques Lacan », Revue française de psychanalyse, 2005/3 Vol. 69, p. 924-925

[46]Freud (1924), Le problème économique du masochisme, in Névrose, psychose et perversion,

Paris, PUF, 1973, p. 289.

[47]Laroche « La peur de guérir, les résistances à la psychanalyse », Paris, Albin Michel, 2003.

[48]Lacan (1962-1963), Le séminaire, 10 « L’angoisse ». P 247.

[49]Ibid. P 276.

[50]Ibid. P 342

[51]Ibid. P 341

[52]Ibid. P 337

[53]Ibid. P 148

[54]Ibid. P 204

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