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L'angoisse Chapitre 1. Quelques concepts philosophiques

Sans angoisse il n’y aurait pas de création. 

Et je dirais même, il n’y aurait pas d’homme ”  

Romain Gary[1]

 

 

L’objet de cette série d'article sera dans un premier temps de définir l’affect d’angoisse dans la philosophie et dans les apports psychanalytiques de Freud et Lacan. Cette partie nous permettra de nous familiariser avec les concepts psychanalytiques de l’angoisse dans sa relation avec la structure du sujet. Ici nous ne nous intéresserons qu’à l’angoisse analysé au regard de la névrose. 

Cette recherche tentera de mettre en avant l’importance de l’angoisse pour la clinique psychanalytique. A la lumière de ces concepts, nous ferons l’analyse d’un cas célèbre de la littérature psychanalytique « le petit homme coq » de Sandor Ferenczi. 

Enfin, nous nous poserons la question de l’affect d’angoisse au regard des théories non psychanalytiques. Cette dernière partie nous permettra de conclure sur la question du symptôme et d’une manière plus générale de la place du sujet dans la clinique contemporaine. 

  L’angoisse vue par la philosophie

 

Il convient pour commencer ce travail de définir ce qu’est l’angoisse. Ici on butera sur, non pas une définition de l’angoisse, mais des définitions  de l’angoisse. En effet, le parti pris épistémologique de celui qui définit ce phénomène a une conséquence sur l’objet même de l’angoisse. Nous pourrions alors nous limiter à la définition encyclopédique de l’angoisse, mais celle-ci par trop limitative, donne à voir une description des effets de l’angoisse sur le corps en relation avec une souffrance psychique.  La définition clinique ne nous éclaire pas plus sur l’essence de l’angoisse, sur son aspect énigmatique, phénomène humain qui plonge ses racines dans la question de l’Être.

 

Ainsi, nous prendrons le parti ici de remonter aux origines de la sensation d’angoisse, en partant, par ce qu’en disent les philosophes, puis la clinique psychanalytique de Freud et Lacan. Nous finirons ce chapitre par les élaborations cliniques non-psychanalytiques de l’angoisse.

 

- L’angoisse dans la philosophie antique.

 

Le terme grec άγχω (ankhô) est désigné comme l’ancêtre du terme d’angoisse. Il signifie littéralement étouffer, serrer. Il fait référence à un état réel d’étouffement, il n’a pas le sens métaphorique de cette sensation que l’on peut retrouver dans la description clinique de l’angoisse. 

 

Selon le Historisches Wörterbuch der Philosophie lorsque le verbe ankhô est utilisé dans l’Antiquité, ce n’est pas pour décrire un sentiment ou un état de peur ou d’anxiété devant le monde ou les possibles de la liberté humaine mais plutôt pour désigner les corrélats physiques qui lui sont associés [2]

 

Dans la Grèce antique, le monde n’est pas perçu comme angoissant, mais plutôt comme un kosmos ordonné et stable. L’angoisse, une sorte de peur, est reliée à des objets ou à des personnes uniquement, elle n’est jamais dirigée, ressentie envers le monde. Divers événements historiques ébranlent peu à peu cette confiance envers le monde des habitants des cités grecques. Mais, c’est avec le christianisme que s’opère un réel changement de perspective : le monde n’est plus alors perçu comme un kosmos bien réglé, mais il devient angoissant.

 

Le terme d’angoisse, tel que nous le connaissons aujourd’hui, c'est-à-dire comme état appartenant intrinsèquement à la nature humaine, est réellement apparu au XIXième siècle, chez le philosophe allemand Schelling, dans ses recherches sur la liberté humaine.

 

Chez Schelling, l’angoisse est « angoisse de la vie », elle est angoisse qui pousse l’homme hors du centre où il a été créé, centre qui est l’essence la plus pure où il est uni à Dieu (qui est volonté universelle), mais où la volonté particulière ne peut survivre; ce qui le pousse à quitter ce centre pour aller vers la périphérie afin d’y trouver un repos pour sa volonté particulière.[3]  

 

C’est Søren Kierkegaard qui au travers de son étude sur les affects élaborera une étude de l’angoisse.

 

- Le concept de l’angoisse de Søren Kierkegaard.

 

Sören Aabeye Kierkegaard (1813-1855) est un écrivain, théologien protestant et philosophe Danois. Il est considéré comme le père de l’existentialisme. Contemporain de Hegel, il est un grand contradicteur de sa pensée et particulièrement du rationalisme Hégélien.  Il interroge dans son œuvre le statut de la vérité et prône la subjectivité. Son œuvre place l’être humain non pas dans un système, comme le fait Hegel mais dans une perspective dynamique où l’individu est maitre de la construction de son existence.

 

 Il considère que la philosophie doit être une méditation de la vie, une élucidation de son existence humaine. Et c’est précisément là qu’échouent tous les systèmes rationalistes : ils dissuadent l’individu de se centrer sur lui-même et d’obéir à sa vocation originale d’être un existant, un individu.

 

Cette conception de la vérité humaine qui postule sur le primat de l’intériorité, le primat de l’existence, par opposition à la réflexion abstraite, fait que Kierkegaard est reconnu comme le fondateur de l’existentialisme.

 

Dans ses écrits et toujours dans une opposition systématique à Hegel, il interroge de manière vigoureuse les privilèges traditionnels de la raison. 

 

Nous ne rentrerons pas plus dans le détail de l’apport philosophique de Kierkegaard, mais nous nous attacherons plus particulièrement à son concept de l’angoisse. 

 

Le concept de l’angoisse parait en 1844 sous le pseudonyme de Vigilius Haufniensis, nom que Kierkegaard dans une production signifiante et esthétique, emprunte au terme Vigile.

 

« Vigile est un terme qui renvoie dans la langue française à un métier qui consiste en une fonction de surveillance dans la police ou dans une autre organisation. C’est aussi dans la liturgie catholique la veille d’une fête importante (exemple : la Vigile pascale). Cela réfère aussi physiologiquement à un état de veille (état vigile). L’idée à retenir serait donc celle d’un surveillant, d’un veilleur, ici observateur du phénomène de l’angoisse. Selon l’auteur, cette catégorisation de Vigilius comme observateur s’avère primordiale pour comprendre l’œuvre : « L’esquisse que j’ai tracée dans Le Concept de l’angoisse d’un observateur dérangera, sans doute, plus d’un. Toutefois, elle n’y est nullement un hors-d’œuvre, c’est comme un filigrane dans le livre.»[4]  

 

Dans le concept de l’Angoisse, Kierkegaard cerne l’angoisse sous son double registre à la fois psychologique et ontologique. Sur le plan psychologique, l’angoisse est liée au sentiment de culpabilité, ce que Kierkegaard illustre à travers son analyse du récit de la chute dans la Genèse. 

Sur le plan ontologique, l’angoisse est liée à cet étrange mélange d’effroi et de fascination que suscitent en l’homme le néant et la mort, intuition fulgurante que Sartre et Heidegger développeront sans oublier leur « dette » intellectuelle pour le philosophe danois. Pour Kierkegaard, le point de jonction entre ces deux dimensions de l’angoisse se trouve dans la liberté. Dans le jardin d’Eden, Adam est angoissé par sa liberté du possible, car il peut violer l’interdit divin à tout instant. 

 

Le paradoxe insoutenable soulevé par Kierkegaard est celui d’une loi morale qui incite l’être libre à la faute et qui pourtant est nécessaire pour extraire l’homme de l’animalité. Dans l’expérience de l’angoisse du néant, l’être humain éprouve un sentiment de vertige ontologique face à l’infini des possibilités qu’engendre sa liberté. Dans le vertige physique, on est attiré par le vide qui pourtant nous effraye, tandis que dans le vertige métaphysique, on est fasciné par le néant qui est en même temps source d’effroi. Mais cette épreuve de l’angoisse est précisément pour Kierkegaard ce qui forme l’être humain à l’authenticité de la liberté.

 

Pour Kierkegaard, ce qui angoisse vient de nulle part. L'angoisse fait s'effondrer toute totalité de destination. Il y a effondrement de tout l'intra-mondain. Dans cette espèce d'annihilation de l'angoisse quotidienne, c'est le monde même qui s'impose. Ce pourquoi on est angoissé est aussi l'être au monde; puisque ce qui angoisse ne vient de nulle part et ne va nulle part, dans l'angoisse toutes les possibilités s'effondrent. L'angoisse révèle à l'homme son être au monde. 

 

Ce devant quoi on s'angoisse est le fait d'être jeté au monde, c'est la facticité. L'angoisse révèle l'existence (être sur le mode d'une possibilité) dans sa facticité. L'angoisse arrache à la quotidienneté et isole la personne sur ce qu'elle a en propre : elle révèle la possibilité de s'arracher au déclin.

 

On voit ici se dessiner l’édifice psychanalytique au travers de cette intuition de la culpabilité à la source de l’angoisse. Dans son récit, Kierkegaard donne une vision centrale à l’apparition de l’angoisse, véritable production de l’esprit humain. Là où il y a de l’angoisse, il y a de l’esprit. 

De même, son concept de l’angoisse fait apparaître le paradoxe de l’angoisse, qui si elle repousse, attire en même temps. 

 

Dans une dialectique avec l’angoisse l’auteur illustre une idée du rien comme le "quelque chose" de l’angoisse.

 

Ainsi on peut voir se dessiner une idée de l’angoisse, qui fera trace dans la philosophie de Heidegger, comme la saisie du néant de soi et de celle de Sartre comme l’angoisse de la liberté et de notre propre finitude.

 

Laissons là l’œuvre de Kierkegaard, qui ouvre des perspectives fascinantes sur l’idée psychanalytique de l’angoisse, telles qu’elle est développée par la suite par Freud et Lacan. Ce développement fera partie d'un chapitre à venir.

 

Renaud Lebarbier.

Psychologue, psychanalyste, clinicien du travail.

Vernon Saint-Marcel (27200)

 



[1]Pseudo. (p.201)

[2]Historisches Wörterbuch der Philosophie, Ritter Joachim, Eisler Rudolf, Basel: Schwabe, Stuttgart, 1971-2007, p.310.  

[3]Schelling, F.W.J., Œuvres métaphysiques, Paris : Gallimard, NRF, 1980.  

[4]Kierkegaard, Søren, Le concept de l’angoisse, Paris : Gallimard  


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